D’un point de vue écologique et pédologique, les sphaignes occupent une place primordiale au sein des écosystèmes tourbeux. Leur formidable capacité à stocker de l’eau – jusqu’à 30 fois leur poids sec –, notamment dans leurs cellules mortes, les hyalocystes, et la grande résistance qu’elles opposent à la décomposition sont à l’origine des plus fortes accumulations de tourbe. C’est pourquoi elles sont souvent présentées comme les plantes architectes des tourbières. Certes, on peut en trouver sur des marais, comme Sphagnum teres en France, ou en contexte aquatique comme S. platyphyllum, car le genre Sphagnum montre une grande adaptabilité. En fait, les sphaignes se développent dans tous les milieux où la faiblesse en nutriments et l’humidité gênent les plantes vasculaires. Cependant, c’est véritablement dans les tourbières qu’elles s’imposent.

Les sphaignes sont présentes des hautes terres aux bords de mer, exception faite évidemment des régions arides chaudes et froides du globe. Elles sont plus abondantes aux latitudes extratropicales, et spécialement au nord du 50e parallèle de l’hémisphère nord, là où les surfaces continentales leur offrent de vastes territoires. Mais elles sont bien présentes dans les régions intertropicales. Sous les climats chauds à saison humide plus ou moins longue, on les trouve bien sûr en altitude, sur les flancs du Rwenzori, sur les hautes terres de Papouasie-Nouvelle-Guinée ou dans le massif de la Soufrière en Guadeloupe, mais également dans la vallée du Maroni en Amérique du Sud, dans les plaines de l’Afrique australe et jusqu’au bord de l’océan Indien comme à Mfabeni, en Afrique du Sud. On a répertorié 15 espèces en Afrique, 17 en Asie du Sud-Est, contre par exemple 36 en Europe centrale. En revanche, toutes les espèces n’ont pas une aire de répartition large. Si Sphagnum subsecundum et S. cuspidatum peuvent être observées partout dans les tourbières de la planète, S. novo-caledonia est endémique de Nouvelle-Calédonie, S. efibrillosum ne s’observe qu’à 3 650 m d’altitude, au coeur de la Nouvelle-Guinée, et S. splendens n’a été trouvée que dans une seule tourbière au Québec.

Au sein du grand groupe des Bryophytes – les mousses et les hépatiques des classifications anciennes –, qui comprend cinq classes, les botanistes leur font une place à part et les regroupent dans la classe des Sphagnopsida, qui ne comporte qu’un seul ordre, les Sphagnales, une seule famille, les Sphagnacées et un seul genre, Sphagnum ! La sphaigne n’est donc pas une mousse, qu’on se le dise ! Quant au nombre d’espèces, les spécialistes divergent, la classification évoluant en permanence du fait des progrès de la génétique moléculaire. Les publications récentes donnent une fourchette entre 200 et 500 espèces, 300 étant le nombre le plus fréquemment admis. Dans la dernière synthèse de 2019 sur les sphaignes du monde, Michaelis Dierk décrit 292 espèces (figure 8). Pour la France, 36 espèces sont reconnues, à comparer par exemple aux 44 présentes au Québec-Labrador, et aux 9 de Nouvelle-Zélande. À noter que plusieurs espèces peuvent se côtoyer sur un espace réduit. Des collègues finlandais ont ainsi répertorié 5 espèces dans un rayon de 2 cm !

Les sphaignes sont apparues sur la Terre au Carbonifère inférieur, soit entre − 359 et − 323 millions d’années, au cours d’une période géologique marquée par la formation de la montagne varisque, dont les Appalaches, le Massif central, le massif Schisteux-Rhénan et l’Oural sont des reliques (figure 9). C’était 70 à 100 millions d’années avant l’apparition des premiers dinosaures ! Pour ces premières sphaignes, les spécialistes parlent de Protosphagnales. Des fossiles découverts en Russie et datés entre − 260 et − 252 millions d’années montrent encore quelques différences avec les sphaignes actuelles. On observe en particulier sur les feuilles une nervure médiane absente sur les sphaignes modernes. Le genre Sphagnum tel que nous le connaissons aujourd’hui apparaît au Jurassique inférieur, entre − 200 et − 175 millions d’années. Puis la diversification va s’accélérer partout sur la planète, et en particulier dans l’hémisphère nord, grâce à des climats plus humides à partir du début du Miocène, vers − 23 millions d’années.

Dans les tourbières basses, les sphaignes forment des tapis plans, parfois saisonnièrement inondés. Dans les tourbières hautes, elles forment des buttes d’un diamètre d’un à deux mètres et d’une hauteur de l’ordre du mètre. Marcher dans une tourbière à sphaigne donne alors l’impression de se déplacer sur des édredons. Dans tous les cas de figure, les sphaignes ont besoin d’eau, celle du sol et celle de l’atmosphère.
Leur couleur est très variable, y compris pour une même espèce. Toute une gamme de verts, de jaunes, de bruns et de rouges se mêlent en des mosaïques magnifiques, la couleur d’une espèce pouvant varier d’un individu à l’autre sur une même butte. Autant dire qu’il ne faut pas escompter reconnaître une espèce à partir de sa couleur ! Mais les sphaignes montrent également une grande diversité de morphologies, car certaines espèces peuvent s’adapter à toutes sortes de conditions écologiques. Leur taille peut varier de quelques centimètres à plusieurs décimètres. On l’aura compris, leur détermination est véritablement un travail de spécialiste. Elle nécessite le recours à la loupe binoculaire et au microscope, mais aussi parfois à la génétique moléculaire. Les sphaignes n’ont pas de racines ; seulement une tige qui pousse en continu tandis que, chaque année, une section à la base meurt. Sur la tige sont fixés des rameaux couverts de feuilles. D’autres feuilles, les caulinaires, se développent directement sur la tige. Elles sont très utiles pour distinguer les différentes espèces. On reconnaît surtout la sphaigne au sommet de la plante qui forme une sorte de bourgeon appelé le capitulum.
La distribution des sexes est très variable : certaines espèces ne portent que des fleurs mâles ou que des fleurs femelles – dioécie – ; d’autres espèces portent les deux – monoécie. Chez d’autres espèces encore, on peut trouver les deux caractéristiques – polyécie. Ainsi Sphagnum rubellum, courante dans les monts du Forez, est dioïque, mais on rencontre des individus polyoïques. Cependant, la reproduction par voie végétative des sphaignes se fait principalement de deux façons :
– lorsque la plante se brise, par exemple quand elle subit le piétinement d’un animal, chaque fragment de la tige peut donner naissance à un individu adulte ;
– le capitulum se dédouble aussi fréquemment, généralement en septembre-octobre dans le Forez ; on qualifie ce mécanisme de bifurcation. La reproduction sexuée existe aussi, mais la germination est rarement observée dans la nature. On observe en revanche très bien de petites billes noires fixées au bout d’une tige fine : ce sont les capsules qui contiennent les spores. Bien que les sphaignes montrent une grande adaptabilité, leur présence dans une tourbière peut être limitée si le milieu est eutrophe* et alcalin (pH > 6,5), c’est-à-dire si les eaux sont riches en éléments nutritifs (azote, phosphore, potassium, etc.). Dans un tel contexte, d’autres végétaux supplantent alors les sphaignes, qui sont plus à l’aise en milieu oligotrophe et acide (pH < 6,5), pauvre en éléments nutritifs, où elles n’ont guère de concurrence. D’ailleurs, les sphaignes ont développé des stratégies qui leur permettent d’abaisser le pH de l’eau afin de rendre le milieu encore plus hostile. Elles libèrent par exemple des acides sphagniques toxiques pour les bactéries du sol, ce qui ralentit un peu plus la décomposition de la matière organique, pourtant déjà très réduite dans les tourbières. Ainsi, le pH mesuré dans les sphaignes peut descendre en dessous de 3, ce qui correspond au pH du vinaigre et du citron.