La domestication du cheval, en deux temps…
Les populations équines ont considérablement régressé lors du réchauffement holocène, au point qu’au début du Néolithique, seules quelques populations relictuelles persistaient, notamment dans les steppes d’Europe et d’Asie centrale.
Depuis le début du xxe siècle, le berceau de la domestication du cheval a préoccupé de nombreux chercheurs. Comme celui des bovins, il a changé de place très souvent, fluctuant entre l’Europe centrale, le sud de la Russie occidentale, les îles Britanniques, la péninsule Ibérique, l’Anatolie et l’Asie centrale, cette dernière revenant souvent parmi les meilleures candidates. Ces élucubrations ne résultent pas tant de la multiplication des chercheurs intéressés par ce sujet prestigieux (Buffon qualifiait le cheval de « la plus noble conquête » des humains) que de la difficulté d’aborder la question. Elle vient de la faible variabilité de la forme des os des chevaux, très contrainte par l’hyperspécialisation de leur squelette adapté à la course. Elle vient aussi – on le sait aujourd’hui – de l’absence de population ancestrale encore vivante à la surface du globe. Les chevaux en « liberté »comme les Mérens des Pyrénées, les Tarpans d’Europe centrale, récemment éteints, ou les Przewalski d’Asie centrale sont tous représentants de lignées revenues à la vie sauvage il y a plus ou moins longtemps, comme le mouflon l’a fait en Corse, en Sardaigne et à Chypre.
Il est intéressant de constater que les archéologues ont néanmoins trouvé des méthodes pour contourner ces difficultés. C’est la forte augmentation de la proportion des ossements de cheval dans le site ukrainien de Dereivka, sur le Dniepr, entre − 4500 et − 3500, ainsi que la présence de restes d’enclos dans lesquels des indices de crottin ont été identifiés, qui ont incité les auteurs soviétiques, dans les années 1960, à situer le foyer de la domestication du cheval dans cette région. Cette hypothèse prévalait encore au début des années 1990. Mais à peine dix ans plus tard, un groupe de chercheurs principalement composé de Britanniques a mis en lumière un ensemble de sites du nord du Kazakhstan relevant de la culture de Botai (− 3500) dont les ossements animaux renvoyaient, ici aussi, presque exclusivement au cheval. En s’appuyant sur trois types d’arguments, ils ont démontré de façon convaincante qu’ils étaient domestiques. La taille des os était significativement plus réduite que celle de la fin du Paléolithique de Sibérie. La majorité des premières prémolaires présentaient des usures anormales sur leur face antérieure, qui n’est pas censée frotter sur les autres dents au moment de la mastication. Ces stigmates, localisés juste derrière cet espace sans dent qu’on nomme la « barre », sont caractéristiques de l’utilisation de mors destinés à guider les chevaux. L’une de ces dents a été datée entre − 3300 et − 3500. Enfin, dans les poteries, on a trouvé des résidus organiques composés d’acides gras caractéristiques du lait de jument, preuve de la traite et de l’utilisation de cet aliment. À ces arguments s’ajoute, comme à Dereivka, la présence d’enclos susceptibles d’avoir servi à parquer des chevaux.
À la fin des années 2000, on disposait donc de suffisamment d’arguments pour invoquer l’existence d’au moins deux grands foyers de domestication du cheval, l’un dans le bassin du Dniepr (Dereivka), l’autre au Kazakhstan (Botai), tous deux datés du milieu du IVe millénaire AEC. Comme souvent, les travaux de génétique des années 1990 livraient une image beaucoup plus confuse, suggérant de multiples événements de domestication en Eurasie occidentale. Ce n’est, ici encore, qu’avec l’apparition des techniques de séquençage à haut débit et de bio-informatique que la génétique, et plus particulièrement la paléogénomique, a fait considérablement avancer les connaissances. Les résultats réunis par un consortium animé par une équipe française sont consignés dans deux gros articles parus en 2018 et 2021 et largement confirmés par un article de 2024. Ils s’appuient sur une quantité considérable (264) de séquences génomiques de chevaux archéologiques.
… Ou plutôt en trois temps !
Ce qu’on doit retenir de ces récentes et très rapides avancées, c’est qu’ici encore le processus s’est étendu sur plusieurs siècles, voire millénaires. À côté de la domestication pourtant massive mais sans lendemain de Botai, au milieu du IVe millénaire AEC, dans un contexte de chasse-cueillette, un autre foyer s’est fait jour, 3 000 km plus à l’ouest, entre la Volga et le Dniepr. Il semble que, dans cette région, la domestication du cheval soit intervenue dans des sociétés pratiquant déjà l’élevage des bovins et des ovi-caprins, attesté depuis − 5000. Mais il n’y a pas de certitude à ce sujet, car le début effectif de l’élevage équin dans cette région pourrait être contemporain de celui de Botai, voire plus ancien. Dans les deux foyers, les chevaux étaient mis en enclos, on utilisait des mors pour les guider (ce qui ne signifie pas qu’ils étaient déjà montés) et on trayait les juments. Contrairement au foyer de Botai, où le cheval domestique est resté confiné à une aire géographique limitée, les populations issues du berceau Volga-Dniepr se sont lentement étendues aux steppes d’Europe de l’Est, jusqu’au nord des Carpates. Cette expansion s’est déroulée sans lien apparent cependant avec les grands mouvements migratoires des pasteurs nomades yamnayas du début du IIIe millénaire AEC, dont certains archéologues pensaient qu’ils avaient pu activement contribuer à l’expansion des langues indo-européennes vers l’Europe de l’Ouest (une hypothèse d’ailleurs très fragile).
Il se pourrait que cette expansion résulte d’un mouvement naturel de la communauté hybride que forment humains et chevaux dans des paysages continentaux majoritairement steppiques. Ce n’est qu’au tournant du Ier millénaire AEC, à la fin de l’âge du bronze, qui représente le troisième temps de l’histoire, qu’apparaît l’empreinte des éleveurs. Elle se traduit par des croisements orientés, en partie consanguins, et par une forte production de chevaux permettant le transfert des lignées domestiques vers de nombreuses régions non steppiques d’Europe, du Proche-Orient et d’Afrique du Nord-Est. À la même période, sous la dynastie chinoise des Zhou de l’Ouest (− 1000 à − 800), le cheval parvient en Extrême-Orient par une voie transasiatique. Comme pour les ongulés de la première vague néolithique, ce n’est qu’après au moins un millénaire de domestication qu’apparaît le véritable élevage, caractérisé par des croisements orientés témoignant d’un nouveau savoir-faire.
Ici aussi, il faudra accentuer les recherches pour comprendre les dynamiques de diffusion et le rôle précis que les chevaux ont joué dans la vie socio-économique, région par région. L’initiation des processus reste obscure. La chronologie des événements est imprécise, de même que les contextes socio-économiques dans lesquels se sont produites les premières domestications entre mer Caspienne et mer Noire. Certes, on a trouvé de probables enclos à Botai comme à Dereivka, mais combien a-t-il fallu de captures et de domptages périlleux pour glisser un mors dans la bouche des chevaux ou pour traire les juments ? Au-delà de leur statut millénaire de gibier dans toute l’Eurasie, quels sont les comportements spécifiques des équidés ayant permis un rapprochement avec les humains ?