Dans les cinq années qui ont suivi la mise en eau, quatre des cinq espèces de geckos initialement présentes ont ainsi été éliminées, probablement en raison de la compétition alimentaire pour les termites. Seule a persisté la plus petite espèce, Gymnodactylus amarali, dont l’évolution des populations a fait l’objet d’un suivi régulier.
Le premier effet observé concerne le régime alimentaire. Tout en restant spécialisés sur les termites, ces geckos se sont mis à consommer plus souvent des termites plus grands que ceux qu’ils mangeaient auparavant, quand ils côtoyaient encore les quatre autres espèces compétitrices. La taille moyenne des termites consommés est ainsi passée de 4,23 à 4,93 mm. En parallèle, un changement morphologique notable est apparu en deux décennies : l’accroissement relatif de la taille de la tête par rapport au corps. La taille moyenne de la tête est passée de 9,8 à 10,2 mm, alors que la longueur moyenne du reste du corps n’a pas changé. Quelques données biométriques indiquent que les populations qui habitaient les sites, avant la création du barrage et la formation d’îlots, avaient la même taille de tête que celles qui vivent actuellement sur le continent. La population initiale était donc homogène et continue. Une plus grosse tête permet aux geckos de capturer des proies plus grosses sans les empêcher d’en capturer de plus petites : la niche alimentaire s’est donc élargie. Comme consommer une gamme plus large de proies permet une meilleure survie, les individus avec une tête un peu plus grande se sont répandus. De plus, en conservant la même taille de corps, la dépense énergétique n’augmente pas, ce qui procure une meilleure exploitation des ressources alimentaires. L’extinction des quatre autres espèces a libéré la pression de prédation qu’elles exerçaient sur les termites plus grands, offrant ainsi une nouvelle ressource disponible à G. amarali. On parle de « relâchement écologique » pour désigner un tel processus.
On pourrait invoquer une autre hypothèse pour expliquer l’augmentation de la taille relative de la tête : celle d’un dimorphisme sexuel, fréquent chez les lézards, par exacerbation de la compétition entre mâles pour la reproduction. Cependant, les données recueillies ne montrent pas de différences significatives entre mâles et femelles : les deux sexes sont affectés de la même manière par ce changement, ce qui écarte cette hypothèse.
Le fait le plus étonnant, c’est non seulement que cette évolution s’est faite en 20 ans, mais surtout qu’elle s’est déroulée plusieurs fois en parallèle, avec les mêmes effets sur quatre des cinq îlots étudiés. Il s’agit pourtant de quatre populations complètement isolées les unes des autres et donc indépendantes. La même cause (extinction des quatre compétiteurs principaux) a donc produit les mêmes effets (augmentation relative de la taille de la tête). Si, sur le cinquième îlot, l’augmentation relative de la tête a été moindre et est restée plus proche de celle sur le continent, c’est en raison de sa situation particulière. En effet, cet îlot est le seul qui a d’abord été isolé (comme les autres), puis, qui s’est trouvé périodiquement relié au continent, au gré des fluctuations du niveau moyen du barrage. Des échanges ont dû avoir lieu à ces occasions répétées et ont atténué la tendance évolutive observée sur les quatre autres espèces.
Une telle évolution synchrone sur un pas de temps aussi court a de quoi surprendre. Elle montre l’ampleur des changements induits par une perturbation brutale d’origine anthropique. Elle pointe aussi les effets collatéraux de l’extinction d’espèces qui, en libérant des niches écologiques, entraînent une évolution des espèces restantes par relâchement écologique. C’est en outre un cas pédagogique d’« évolution-éclair » chez des vertébrés, qui vient compléter un autre exemple d’une évolution spectaculaire de lézards insulaires constatée après une période de 33 ans. En 1971, des chercheurs avaient procédé à l’implantation expérimentale de cinq couples de lézard Podarcis sicula d’une île de la mer Adriatique à une autre île de cinq kilomètres carrés. Le suivi populationnel fut ensuite interrompu, en partie à cause de l’éclatement de la Yougoslavie. Le suivi reprit en 2004. On trouva sur la seconde île un nouveau lézard herbivore, aux pattes raccourcies et à la tête plus haute et plus puissante. Les analyses génétiques montrèrent qu’il s’agissait clairement des descendants des couples importés 33 ans auparavant, et dont les cousins insectivores continuaient de leur côté à habiter leur île originelle. Fait remarquable, ces descendants devenus herbivores et territoriaux avaient développé dans leur intestin une valvule spirale, séparant des chambres abritant des micro-organismes capables par fermentation de dégrader la cellulose des plantes en acides gras utiles au lézard. Cette évolution spectaculaire s’est produite en un peu plus de 30 générations, une rapidité qui n’est permise que parce que la population était petite et isolée.